Le petit monstre n’était pas né comme un enfant des hommes, criant de froid et de terreur au sortir du ventre maternel. Il avait pris vie peu à peu, sur la haute selle à trois pieds, et quand ses yeux s’étaient ouverts, ils avaient rencontré ceux du sculpteur aux larges épaules, qui le regardaient tendrement.
Pendant des jours, et encore des jours, sous la caresse des doigts qui le pétrissaient, le modelaient, il avait senti son être se former, se préciser lentement, et enfin il était devenu tout à fait lui-même. L’homme alors l’avait porté sur une étagère et s’en était allé.
Quand, la nuit, le petit monstre abandonné éprouva une tristesse de mort : des larmes coulèrent de ses yeux et une angoisse pesa sur lui.
D’un effort, il dilata sa poitrine : un sanglot le secoua. Et aussitôt une joie immense le fit tressaillir : l’air entrait en lui, la vie battait à coups précipités dans son cœur, courait dans ses membres, réchauffait tout son corps.
Il devint souple, se redressa, s’assit, porta la main à son front, tourna la tête à gauche, à droite, et dans l’obscurité ses yeux virent. Autour de lui il distingua des êtres aux formes étranges, raides, immobiles.
Et tandis qu’il examinait avec curiosité, sans étonnement parce qu’il ne savait pas que leurs formes fussent étranges, sans crainte parce qu’il les aimait déjà tendrement, il vit qu’ils s’assouplissaient eux aussi.
Des membres pliés s’étendaient, des yeux fermés s’ouvraient, des thorax se gonflaient, puis s’affaissaient dans un soupir, des bâillements énormes ouvraient des bouches édentées, des vertèbres se hérissaient sur des échines de squelettes, des narines charnues palpitaient et ronflaient, des becs claquaient, des orteils se crispaient, des trompes se balançaient, suspendues à des faces plates, des bras s’élevaient, s’allongeaient en ailes, des queues ondulaient comme des serpents ou frétillaient comme des moignons, des oreilles pendaient comme des loques ou se dressaient comme des pointes d ‘épées, des ventres flottaient comme des sacs vides ou bombaient comme des outres pleines, des langues charnues sortaient comme des tumeurs entre les lèvres minces.
Le petit monstre comprit que tous ces monstres étaient ses frères, nés avant lui, et qu’ils lui faisaient un fraternel accueil.
La porte s’ouvrit, une lumière brilla, le sculpteur aux larges épaules entra dans l’atelier qui maintenant grouillait de vie.
Il s’assit dans son vieux fauteuil usé et sourit.
Alors ses enfants s’élancèrent vers lui.
Ceux qui étaient accroupis sur la bibliothèque, au-dessus de la dernière rangée de livres, dégringolèrent en s’accrochant aux dos bruns des antiques in-folio.
D’autres, embrassant les pieds des hautes selles, glissèrent à terre.
Et de la cheminée, de la table, des tabourets, des étagères, sautèrent les monstres qui avaient dormi tout le jour.
Une grenouille noire, au ventre flasque, s’étala sur les genoux du sculpteur.
Un oiseau blanc, perché sur le dossier du vieux fauteuil usé, agitait une trompe de tapir, laissait pendre en arrière une queue musclée de kangourou et fauchait l’air avec deux grandes ailes tranchantes.
D’autres qui ne ressemblaient plus à aucun être connu, juchés sur son épaule, jouaient avec les mèches grises de sa chevelure.
D’autres encore mordillaient ses mains, se mettaient à califourchon sur ses pieds, se blottissaient dans ses poches.
Et tous, de leurs yeux à demi cachés sous des paupières bouffies, enfoncés dans des orbites trop profondes, remplissant jusqu’au bord des trous ronds creusés à l’emporte-pièce dans le crâne, ballottant comme des fruits au bout de longs pédicules, pleins de tendresse le regardaient.
Lui, les prenait l’un après l’autre dans ses mains, les caressait et chacun frissonnait de volupté au contact de ses doigts.
Puis il sortit.
Avec lui s’en alla la lumière.
Et la vie aussi s’en alla.
Les monstres grimpèrent péniblement au dos des in-folio, aux pieds des selles et des tabourets, sautèrent lourdement sur les étagères, sur la cheminée.
Ils reprirent leurs places accoutumées et y restèrent jusqu’au lendemain, raides, immobiles.
Chaque soir, le père venait ainsi dire adieu à ses monstres enfants. Tantôt il était gai, et ses fils alors se sentaient plus éloignés de lui.
Tantôt il était triste et ils aimaient sa tristesse qui le rapprochait d’eux, donnait plus de douceur à ses caresses.
Parfois, bien rarement, il ne venait pas, et eux demeuraient figés et froids, semblables à des morts.
Un jour le petit monstre fut emporté, pour être coulé en bronze.
Depuis longtemps il attendait ce moment solennel, car il savait que tous ses frères étaient partis autrefois, mous, fragiles, inconsistants, comme il était encore lui-même. Et ils étaient revenus tels qu’il les voyait maintenant, plus beaux, plus forts, plus solides.
Il était joyeux, bien qu’il sût qu’il allait être soumis à dure épreuve. Mais quand il se sentit étouffé dans une épaisse carapace qui montait, montait autour de ses jambes, enserrait son ventre, encerclait sa poitrine, fermait sa bouche, ses narines, ses yeux et le recouvrit enfin tout entier, il connut de nouveau l’angoisse, il crut qu’il allait mourir. Il était muré vivant dans une prison qui le moulait jusqu’au fond des plus secrets recoins de son corps.
Bientôt un fer atroce le brula, il perdit connaissance tandis que le métal en fusion glissait en lui, remplaçant la cire dont il était fait et qui bavait en bouillonnant par les évents.
Quant il revint à lui, des mains noires, crevassées, rugueuses, le débarrassaient de sa gangue, et il fut surpris de supporter sans douleur leur grossier contact.
« Ah ! Ah ! disait le fondeur, il est bien venu. Bonjour vilaine bête ! »
Le petit monstre était bien laid, couvert de crasses et de scories, balafré de saillantes cicatrices.
Mais ses frères furent contents de le revoir, car ils savaient qu’il n’avait pas encore subi les dernières épreuves dont il devait sortir, entièrement régénéré.
Dès le lendemain il connut, de nouveau, la joie d’être placé sur la haute selle de travail et de s’abandonner aux doigts du sculpteur.
Cette fois leurs caresses furent rudes, et le ciselet meurtrissait sans pitié sa chair. Mais bientôt, ce lui fut une très douce jouissance de sentir, sous les coups précipités du marteau, ses formes reprendre leur modelé, les crasses et les scories tomber, les cicatrices s’effacer, les arêtes de son squelette se dessiner vives et tranchantes, ses traits se creuser, s’accentuer, ses jambes tordues s’affermir, ses reins se cambrer, vigoureux et fiers.
Puis il fut reposé sur l’étagère qu’il avait occupée autrefois.
D’autres monstres naquirent sur les hautes selles à trois pieds.
Pendant le jour, tous dormaient, leurs yeux étaient aveugles, leurs oreilles étaient sourdes ; il ne voyaient pas les rires moqueurs qui déformaient les bouches devant eux ; ils n’entendaient pas les sarcasmes des gens d’esprit qui se gaussaient de leurs formes tourmentées, en termes élégants.
Ils s’éveillaient, le soir tombé ; la porte s’ouvrait, la lumière brillait, et le sculpteur aux larges épaules entrait dans l’atelier où la vie se mettait à grouiller.
Alors leurs yeux n’étaient plus aveugles, leurs oreilles n’étaient plus sourdes ; ils entendaient la voix bien aimée de leur père.
Mais lui, chaque jour devenait plus triste. Ses fils, ses chers fils étaient un objet de risée ; personne ne les aimait, personne ne les comprenait ; on les tenait pour des enfants de la folie. Lui seul les chérissait, car lui seul les avait mis au monde, et ils n’avaient pas de mère.
Il disait :
« Que deviendrez-vous quand je ne serai plus là pour vous protéger ? Bientôt je ne serai plus là ! la mort me prendra. Mais vous ? Vous pourriez être presque éternels ! »
Et eux, effrayés de sa tristesse, n’osaient plus descendre vers lui pour recevoir ses caresses.
Un soir, son front était plus sombre que jamais, parce que les rires de ses amis avaient été, pendant le jour, plus sonores, plus cruels qu’ils n’avaient encore osé l’être. Assis dans son vieux fauteuil usé, il sentait le dégoût de la vie, il entendait l’appel hésitant de la mort.
Alors le petit monstre se pencha, pour le consoler par de douces paroles. Mais quand il vit quelle mystérieuse souffrance crispait ses traits, quelle affreuse détresse éteignait son regard, il ne dit rien, se pencha d’avantage, et, de son crâne dur, fracassa le crâne aux maigres mèches grises.
Et depuis lors, jamais plus les monstres ne reprirent vie. Un marchand de vieilles ferrailles les acheta, au poids du métal, et le bronze qui avait été leur chair devint ces tristes cloches d’églises qui sonnent les glas funèbres, ces cloches encore plus tristes qui tintent la nostalgie et la mort, au cou des vaches, dans les sombres vallées des montagnes.