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« Ô temps ! suspends ton vol,

et vous, heures propices !

Suspendez votre cours :

Laissez-nous savourer les rapides délices

Des plus beaux de nos jours ! »

Alphonse de Lamartine, Le Lac, 1820

 

Pas le temps

 

« J’ai pas le temps ! »

Ce sont les mots que j’ai lancés à ma mère qui m’a demandé pourquoi je ne venais pas la voir.

Une réponse rapide, indiscutable.

« Pas le temps », ai-je aussi répliqué à mon amie d’enfance qui me proposait une sortie « pour se retrouver, se détendre ».

Elles ont compris.

C’est la raison la plus valable qui soit.

Elles ont accepté.

Moi je ne comprends pas.

« Pas le temps ».

Je ne sais pas comment j’en suis arrivée là.

Pour la première fois de ma vie, je suis tentée d’en emprunter.

Seulement, je connais les risques.

Si j’empruntais du temps à d’autres, avec les taux vertigineux, je serais, je le sais, dans l’incapacité de rembourser.

Si j’auto-empruntais, c’est ma vie même que j’amputerais, faute de pouvoir, là encore, générer du temps neuf.

« Pas le temps. »

Je respire.

La priorité c’est de reprendre pied.

Élucider comment je me suis retrouvée submergée, à quel moment mon temps utilisé a dépassé mon temps disponible.

Établir de quelle façon je peux espérer retrouver un peu de confort temporel.

Bien sûr, ça prend du temps.

Que je n’ai pas.

 

De la bonne utilisation du temps

 

Faites un bon usage du temps tandis qu’il est présent.

Proverbe yiddish ; Les proverbes en yiddish (1977)

 

Le temps est la chose la plus précieuse, la paresse le plus dangereux des dissipateurs.

Proverbe français ; Le recueil d’apophtegmes et axiomes (1855)

 

Mal employer le temps, autant ne rien faire.

Proverbe polonais ; Le philosophe bienfaisant (1764)

 

Le temps est infidèle pour qui en abuse.

Proverbe provençal ; Le dictionnaire des proverbes provençaux (1823)

 

Si nous tuons le temps, celui-ci nous le rend bien.

Proverbe français ; La fleur des proverbes français (1853)

 

N’emploie pas si mal ton temps, que tu fasses des mécontents.

Proverbe français ; Les proverbes et dictons en rimes (1664)

 

Prends le temps quand il vient, car le temps s’en ira.

Proverbe écossais ; Scottish proverbs (1683)

 

Le temps passe, et l’homme passe avec lui.

Proverbe gabonais ; Le proverbe massango du Gabon (1992)

 

Garde-toi de dépenser inutilement le temps, il n’est pas de dépense plus chère au monde.

Proverbe grec ; Les proverbes et pensées grecques (1812)

 

Milliardaire et désœuvré

 

 « Le temps c’est de l’argent » est le proverbe qui a tout déclenché.

Le « Time is money », plus exactement, comme prononcé par Benjamin Franklin, trois siècles plus tôt, a semblé lumineux à un milliardaire désœuvré.

Un roi du monde qui n’avait plus de désirs et se cherchait des plans pour occuper la durée de sa vie étirée. Milan Husk.

« Et si ? », s’était-il dit.

« Si je parvenais à posséder le temps comme je possède mon argent ? »

Tous les instruments de contrôle étaient déjà là, au moins en germe.

« S’il était possible d’investir du temps et de le fructifier comme on fait pour l’argent ? »

« Et s’il était possible de spéculer pareillement ? »

Ce ne serait qu’une façon, légèrement différente, de modéliser et modeler les relations humaines.

Les bases étaient déjà posées.

Les rapports de travail étaient déjà des échanges de compétences et de temps.

Un système bien imparfait !

Les étudiants investissaient du temps pour acquérir savoirs et savoir-faire qu’ils pourraient louer ensuite.

Les employés vendaient temps contre subsistance, mais gardaient l’espoir d’en conserver assez sous forme de congés ou de retraite ; les plus riches en avaient à revendre, mais ne souhaitaient pas s’en défaire ; les métiers les plus pénibles détruisaient les corps des travailleurs. Un détail.

Husk créa la première banque du temps et, rachetant les outils d’organisation, il agença toute une économie autour de ses inventions. 

Quatre-vingts ans plus tard, alors que les deux tiers du monde brûlent, le reste vit sous sa protection, à l’ère du temps marchand.

 

*

Ô temps que l’on nous vole

et vous, heures propices

Suspendez votre cours

Baissez vos intérêts pour que l’on investisse

Une minute, un jour

 

Si je manque de temps, c’est qu’il est ailleurs

 

C’est une intuition qui, petit à petit, s’est imposée.

Si je n’ai pas le temps, ce n’est pas de mon fait.

Si je n’ai pas le temps, c’est qu’on me l’a volé.

Si j’en manque, c’est qu’il est ailleurs.

C’est que quelqu’un a réussi à m’en priver.

Cette pensée seule, si je la formulais à voix haute, me vaudrait des ennuis, je crois.

Peu de personnes, physiques ou morales, ont la capacité de détourner le temps.

La remise en cause du système est mal vue.

Mais nos idées sont moins surveillées depuis que nous ne disposons que de peu de temps pour les produire

On nous suppose trop occupés pour réfléchir et c’est le cas. Mais nos cerveaux ne sont pas morts et quelques secondes par-ci, par-là, peuvent permettre de se poser les bonnes questions. 

J’ai mes huit heures par jour de travail salarié, à établir et contrôler des factures, en monnaie, pour des services dont je n’ai pas la moindre idée et pour des structures que je ne connais pas.

J’ai une heure et trente minutes pour mes trois repas et trente minutes aussi à consacrer à la communauté. J’ai choisi la microsaisie : j’écoute des enregistrements de voix et je les encode le mieux possible. J’ignore à quoi et à qui ils servent.

J’ai deux heures plus six de sommeil, réparties matin et soir et le reste, c’est quatre heures pour moi : voir mes proches, mais aussi préparer à manger, m’occuper de mon linge, de mon appartement, de ma nourriture, de ma santé, de ma propreté, de mes loisirs.

Toutes les semaines j’ai une demi-journée de repos.

Tous les mois, un jour de congé.

Tous les six mois, une semaine.

Normalement.

Aujourd’hui, le temps me manque et je veux comprendre où il fuit.

J’ai entendu parler, comme tout le monde, des hackers de temps, mais personne n’en cite jamais d’autre que cet Horante, un ancien cadre d’une des premières banques du temps.

C’est de l’argent qu’il détournait, alors.

C’était encore, à son époque, la mesure du pouvoir.

La conversion était partielle.

Horante a été arrêté, exhibé, condamné.

L’ennui à perpétuité.

Quel gaspillage quand on y pense ! 

Depuis lui, rien.

Qui d’autre que les banquiers pour détenir les équipements permettant de glaner le temps des autres ?

 

Le temps qu’il faut attendre

 

À tout il faut mettre le temps.

Proverbe français ; Le dictionnaire des sentences et proverbes (1892)

 

Avec du temps et de la paille, les abricots mûrissent.

Proverbe turc ; Les proverbes et apophtegmes de la Turquie (1838)

 

Qui a temps et temps espère, le temps lui manque.

Proverbe français ; Études historiques sur les proverbes (1860)

 

Ce qui n’est pas fait avec le temps est fait contre le temps.

Proverbe oriental ; Les proverbes et locutions orientales (1835)

 

Les bonnes choses demandent du temps.

Proverbe allemand ; Le recueil de proverbes allemands (1872)

 

À force de temps je t’aurai, disait le chêne à la citrouille.

Proverbe provençal ; Les dictons d’oc et proverbes de Provence (1965)

 

Le temps est le creuset où l’amour vrai s’épure.

Proverbe français ; Le recueil de proverbes français (1821)

 

Pour qui a du temps, rien ne presse.

Proverbe allemand ; Le dictionnaire des proverbes et dictons allemands (1980)

 

Chaque chose a son temps, il faut le savoir prendre.

Proverbe français ; Le dictionnaire des proverbes et idiotismes français (1827)

 

Élixir de longue vie

 

Avant même l’ère du temps, la question de la longévité était un problème.

Mal distribuée, elle reflétait assez justement les inégalités sociales, raciales et économiques dans le monde.

Les blancs les plus riches et sans handicap vivaient logiquement plus longtemps que les autres catégories.

C’est pourtant dans ce groupe que l’on désirait prolonger la vie, encore plus, jusqu’à l’éternité si possible.

Comme si ces personnes, des hommes pour la plupart, étaient si convaincues de leur importance que disparaître un jour leur semblait impensable.

Il s’agissait, plus vraisemblablement, d’un désir égoïste d’abolir toutes les limites.

Les six hommes les plus riches de la planète s’entendirent pour promouvoir cette question et financer des recherches visant à éradiquer le vieillissement et à prolonger la vie en bonne santé.

L’élixir de longue vie, s’il était découvert, devait leur être réservé.

L’un d’eux, le plus âgé et le plus impulsif, avait décidé de court-circuiter les protocoles de recherche et de s’injecter le premier produit candidat, sans attendre les essais.

Il mourut d’une crise cardiaque.

Lorsque la recherche se précisa et pointa le rat-taupe-nu comme source potentielle d’un sérum, il ne restait plus que quatre milliardaires, car l’un d’eux avait disparu dans un accident de la route.

Le sérum de rat-taupe-nu avait passé toutes les phases des essais cliniques et, malgré un ralentissement dû à des vérifications de ses effets psychologiques, il avait été validé.

Un des candidats à la presque immortalité avait, un mois seulement après la prise du sérum, explosé dans un accident d’hélicoptère.

C’est à ce moment-là que les autres commencèrent à se méfier.

Ces accidents survenus chez des gens plus prudents que la moyenne n’en étaient peut-être pas. Ils s’éloignèrent les uns des autres.

Leur unique lien était désormais la promesse qu’ils s’étaient faite, contrats à l’appui, de protéger leur produit miracle et de n’en faire bénéficier personne d’autre.

Pas même leurs proches.

 

*

Ô temps qui caracole

jusques au précipice

Suspendez votre course

Bridez votre vitesse, afin que l’on en jouisse

Sans grever notre bourse

 

Comment être certaine de ce que je ressens ? 


Cette sensation sourde de perdre quelque chose, une fuite de temps, les secondes qui vous échappent, qui fuient entre vos doigts.

Comment cesser le cours, barrer l’écoulement, comment garder pour soi ce qui file à présent ?

Comment garder présent ce qu’emporte le vent ?

Comment être certaine de ce que je ressens ?

Hier, j’ai tenté d’atteindre une forme de concentration, une attention à moi assez inédite.

J’ai écouté mon souffle et perdu pied en prenant conscience des mouvements de ma propre respiration.

Impossible alors de lâcher prise et de laisser faire le réflexe de ventilation.

Penser à respirer.

Puisque je pouvais influer sur le rythme de cette entrée-sortie d’air, je ne pouvais pas m’en servir pour mesurer le temps.

Les battements de mon cœur, alors ?

Détourner mon attention de ma respiration pour me fixer sur les pulsations cardiaques n’a pas été simple.

Seulement, aussitôt que j’y suis parvenue, le tout s’est affolé.

Respiration désordonnée.

Battements en accélération.

Perte de contact avec la respiration.

Battements anarchiques.

Respiration exagérée.

Battements perdus.

Comptes boiteux.

Hyperventilation.

Angoisse.

Je vais trouver autre chose.

Il le faut.

Je vais trouver.

 

Durées

 

Temps étendu

Période mesurée

Heure pansue

Échéance achevée

Date attendue

Espérance élevée

Délai rompu

Ère déterminée

Instant dodu

Longue Brièveté

Pause touffue

Intervalle abrégé

Siècle joufflu

Fugace éternité

Nuitée goulue

Courte Perpétuité

 

S’il n’en reste qu’un

 

Milan Husk avait vu disparaître, sans regret, trois de ceux qu’il considérait comme des rivaux. Il savait que l’honnêteté n’était pas livrée avec le kit du parfait milliardaire.

Pour fructifier sa fortune issue de l’exploitation de plus pauvres que lui et héritée de ses ancêtres, il avait dû faire fi de certains grands principes.

C’était ainsi.

Alors, comment pourrait-il avoir confiance en ses semblables ?

Qui pourrait se fier à des carnassiers ayant promis de se priver de viande ?

Husk donna de petits coups de pouce au destin, un sabotage par-ci, une exécution par-là, en s’assurant de n’en tirer aucun intérêt visible.

Il s’agissait de limiter le risque de fuite d’informations sur l’élixir secret.

Les scientifiques qui avaient contribué à la conception du sérum avaient, soudain riches, quitté la recherche et leur pays.

Plusieurs laboratoires avaient participé à la production de la solution, mais aucun d’eux n’avait eu accès à la formule complète. Les clients recevaient plusieurs fioles, dont une à ne pas utiliser, et préparaient le mélange chez eux, à l’abri de la curiosité.

Husk, paranoïaque, connaissait ses propres mesures de sécurité, mais ne parvenait pas à faire confiance à celles de ses associés.

Ces derniers avaient accepté de lui laisser le soin de stocker les composants de l’élixir, ce qui les avait maintenus dans une position de dépendance et avait renforcé son contrôle sur l’opération. 

Un des conjurés, un Anglais, se suicida en laissant une lettre de repentance quant aux inégalités économiques qu’il avait contribué à renforcer.

Un milliardaire saoudien fut, quelques semaines plus tard, assassiné par un suprémaciste blanc qui se donna la mort juste après.

Milan Husk était, finalement, le seul de la conspiration à avoir survécu.

Il faudrait une enquête ciblée et documentée pour établir ces faits ; l’urgence climatique ne permettait pas ce luxe. Le rythme de vie de ceux qui auraient pu s’y intéresser ne laissait pas le temps de s’interroger sur la santé de ce milliardaire qui ne vieillissait pas, mais offrait à l’Occident la survie en échange de la gestion du temps de vie des personnes.

 

*

Ô temps qui nous contrôle,

nous contraint, nous police,

Suspendez le bras lourd

De ce glaive implacable qui croque la justice

Et rendez-nous l’amour

 

Échapper aux filets du temps

 

Je cherche le moyen de mesurer le temps en échappant aux filets du temps mesuré ?

J’ai échoué à le percevoir dans mon corps, dans mon souffle et dans mon cœur.

Comment s’y prenaient les gens d’avant ?

Avant… 

Je n’ai jamais eu le temps de penser à ceux d’avant.

Avant le temps marchandise.

Avant les banques et le contrôle.

Avant la Temporalisation.

Je n’ai jamais eu ce temps, mais, maintenant, je le prends.

Du temps volé dans les interstices du quotidien.

Des trajets déconnectés, des toilettes peuplées de pensées, mes gestes mécaniques me découpent des tranches de rien, des espaces libres.

Je néglige le ménage, un jour sur deux.

À la place, je m’allonge au sol, les yeux collés au plafond, et je pense. Quel bonheur !

Le froid du sol m’engourdit doucement tandis que défilent des idées que je ne voyais plus, nuages flottant, se déformant au fur et à mesure.

En attraper une, une pépite, la contempler, la retourner dans tous les sens.

Tirer sur le chapelet d’idéations qui se présentent les unes après les autres et oublier le temps, un temps.

Reprendre pied, ne plus me noyer et le faire pendant deux minutes ou trois, qui me semblent infinies. D’ailleurs, valent-elles vraiment ce qu’on me dit ?

Parfois, sur mes instants volés, je consulte les archives du réseau d’avant le temps.

Je pense que de nombreuses données ont été purement et simplement effacées des disques, mais ce qu’il reste me permet de penser et d’envisager des sorties.

Je voudrais pouvoir mesurer le temps sans passer par les appareils et les méthodes accaparés par Husk et ses banquiers.

C’est sans doute là, dans le passé, que je trouverai des chronomètres unplugged comme on dit, des horloges non connectées ou la façon d’en fabriquer moi-même.

 

Chronochoses

 

Chronophile

Chronographe

Chronozone

Chrono-test

Chronogénétique

Chronostiche

Chronoprojecteur

Chronotrope

Chronobiologie

Chronispore

Chronocardiogramme

Chronogène

Chronosphygmographe

Chronoscope

Chronotataxie

Chronostat

Chronizoospore

Chronopose

Chronotachymètre

Chronophage

Chrononutrition

Chronotype

Chronostatigraphe

Chronogyre

Chronotélémètre

Chronoscaphe

Chronophone

Chronophobe

 

Contrôle du temps contre contrôle du temps

 

« Y a plus de saisons », disaient les plus âgés.

« Sauve qui peut », rétorquaient les plus jeunes.

Les changements climatiques n’avaient pas été pris au sérieux par les gouvernants des pays économiquement puissants.

Les paliers de non-retour se franchissaient les uns après les autres et la vie quotidienne commençait à porter les stigmates du bouleversement.

Tempêtes, canicule, inondations et froid intense se succédaient sans plus de logique et l’agriculture peinait à se préserver des aléas et de la pollution.

Les populations appauvries se tassaient dans les villes.

Husk avait démarré son traitement au sérum de longévité.

Envoyer des engins dans l’espace et sur la lune ne l’amusait plus et il dut réaliser que la technologie n’était pas au point pour lui permettre de changer de planète.

Il résolut, par conséquent, d’investir une partie de sa fortune dans le sauvetage de son monde.

Il avait besoin d’un endroit confortable où vivre, ainsi que de gens pour participer à l’économie dont dépendait son statut.

C’est à peu près à cette époque qu’il s’était passionné pour la spéculation sur le temps. Il fit alors d’une pierre deux coups.

Il promit aux États des fonds pour l’écologie en échange de leur adhésion à ses systèmes de contrôle du temps.

La Suisse procéda à une votation, la Belgique à un référendum, La France, l’Espagne, la Grèce et l’Italie acceptèrent sans réserve et imposèrent la décision à leurs citoyens.

Les États-Unis forcèrent, à coup de lobbying, l’adoption de nouvelles lois. Le Brésil rejoignit rapidement les premiers souscripteurs. L’Australie tarda.

Seules la Chine, l’Inde et l’Afrique centrale refusèrent l’adhésion totale au système du temps marchand. Ils ne s’y associèrent que partiellement.

Husk ne permit pas, à lui seul, l’éradication des effets du changement climatique. Ses investissements, imités par d’autres milliardaires, ont permis l’action des États et ont mis la question au centre des préoccupations.

Protéger les cultures, encourager la frugalité, le végétarisme, la vie plus locale, produire de l’énergie moins polluante et limiter les déchets… tout ça était devenu normal, en même temps que l’habitude de gérer finement son temps et de déposer en banque celui qu’on n’utilisait pas.

 

*

Ô temps, ô heures folles

pénibles maléfices

Suspendez le tambour

Et le martèlement des secondes supplices

Ayez pitié de nous

 

Une ficelle avec des nœuds

 

Puisqu’il m’est impossible de me prendre moi-même pour référence dans ma tentative de mesurer le temps, je me tourne vers les archives, du moins ce qu’il en reste.

Les hommes et les femmes de l’avant-tout-temps laissaient beaucoup de leurs données sur le réseau, sans même penser à les valoriser. Ils y déposaient aussi des savoirs et s’y livraient à des activités qui n’étaient pas nécessairement lucratives.

Bien sûr, les banquiers ont nettoyé l’ancien web, mais il reste suffisamment de ces informations pour espérer y trouver des réponses.

J’ai converti mon temps de service à la communauté de « microsaisie » à « microarchivage », ce qui me donne immédiatement accès à trente minutes quotidiennes d’indexation de ce que je considérais jusque-là comme une déchetterie.

Personne ne regarde ce que vous explorez.

La seule obligation est de poser des balises là où vous passez.

Paradoxalement, je contribue à rendre moins libre cette zone un peu sauvage qui échappe aux gardiens du temps.

Je décide d’apprendre l’histoire de la mesure du temps.

Pas l’officielle qui voudrait qu’il n’y ait rien eu avant les Huskeries.

L’officieuse, celle qui se cache dans les vieux manuels pour enfants que personne n’a songé à détruire.

Quels instruments ?

Quelles méthodes ?

Quelle fiabilité ?

Je découvre que le temps n’a pas toujours été le même pour tous.

Temps des femmes et temps des hommes. Temps des paysans, des puissants.

J’ai le vertige en réalisant que, pendant longtemps, le découpage jour-nuit suffisait à beaucoup, que la précision à la milliseconde n’a pas manqué à la plupart.

Je lis des livres d’histoire et des extraits de fictions.

Le rôle des prêtres m’interpelle.

La religion.

Nous n’en avons plus.

Le temps a remplacé cela aussi.

Les prières du matin, du soir, les cloches le dimanche, à midi, tout cela scandait le temps.

Les cierges, les bougies, les chapelets donnaient des durées.

Nous n’avons plus de bougies.

Je ne saurais pas en fabriquer.

Alors je tente un chapelet. Une ficelle avec des nœuds.  

Il me faut trouver des prières.

Un « Je vous salue Marie » dure vingt secondes. Il en faut trois pour faire une minute.

C’est facile.

Sauf que je ne trouve pas le texte exact de cette prière. Pas plus que tous les autres. Les gens les connaissaient par cœur ?

Le plus probable est que tout ça, la religion et les rituels, a été simplement effacé.

Je me rabats sur des proverbes qui me semblent avoir les mêmes fonctions.

Mais ils sont nombreux et si différents.

Je ne connais pas leur durée.

Comment le pourrais-je ?

Faut-il en compter les syllabes ?

Je n’y arrive pas.

Tout mon temps libre passe dans cette quête, peut-être vaine.

Je devrais peut-être voir un médecin ou un chronopsychologue.

 

Instruments

 

Horloges atomiques

Montres connectées

Astrolabes quantiques

Clepsydres synchronisées

Chronomètres programmés

Sabliers astronomiques

Agendas partagés

Cadrans mécaniques

Pendules magnétisées

Nocturlabes électroniques

 

*

Le temps qu’il nous reste

 

Celui qui se fit rapidement appeler « Le Maître du temps » avait encouragé, par des campagnes de communication et des subventions généreuses, l’innovation technologique en lien avec son obsession.

C’est dans l’effervescence ainsi entretenue qu’était apparu le Lifespan.

Le compteur de temps était, au départ, un petit module de monitoring médical qui calculait en temps réel, à partir des données de santé d’un individu, son espérance de vie et l’affichait sur un bracelet.

La deuxième version du Lifespan, embarquée, était insérée sous la peau de tout citoyen et faisait ses propres prélèvements biologiques pour mener à bien ses estimations.

Là encore, un bracelet permettait au porteur, ainsi qu’à toute autre personne ayant accès au minuscule écran, de lire son temps de vie.

Les inventeurs du système espéraient provoquer, avec ces chiffres, une prise de conscience de leur mortalité par les individus et des comportements plus sains visant à prolonger leur existence.

Seulement, tout le monde n’aspire pas à rester le plus longtemps possible en vie.

Ces promesses ne furent que partiellement remplies.

La troisième génération de Lifespan, sans plus s’encombrer de discours d’émancipation et de mieux vivre, avait intégré le recueil de données comportementales à son algorithme, et abandonné le bracelet avec écran de visualisation.

L’espérance de vie des individus était directement adressée aux assurances, aux centres de santé, aux cabinets de prospective, aux services de sécurisation et à toute organisation affiliée aux banques ou abonnées au bouquet de données Lifespan.

La technologie d’appariement des modules sous-cutanés avec les périphériques de visualisation, les interfaceurs, ne s’était pas perdue pour autant.

Les membres de certaines professions, comme les médecins ou les agents de sûreté, avaient encore besoin d’un accès immédiat aux Lifespan et possédaient des lecteurs.

Des bricoleurs, milli-temps, dissidents ou adorateurs du vivant, remirent les bracelets au goût du jour, dans le but de redonner aux personnes de la visibilité sur ce prélèvement d’informations, et un peu de pouvoir sur leurs existences.

 

*

Ô temps que l’on bricole,

pincettes et tournevis,

Souffrez qu’en quelques tours

On force vos défenses, qu’on triche, qu’on vous saisisse

Qu’on vous prenne à rebours

 

Du sable et de l’eau

 

Après l’échec des chapelets, je m’intéresse aux sabliers.

Où trouver du sable ?

Sous quel prétexte en acheter ?

Puis-je concevoir un sablier avec des denrées alimentaires ?

Je demande aux archives.

Farine ?

Semoule ?

Riz ?

Sucre ?

Sel ?

Je tente avec du sel de cuisine, fin, iodé et des flacons.

Donner un peu de goût au temps.

Donner un peu de temps au goût.

Contenants.

Renversements.

J’ai ma durée, mais quelle est-elle ? 

Mon étalon est inexistant.

Dépendant de trop de facteurs.

Quelle est la taille d’un grain de sel ?

Celle du trou, des récipients ?

J’abandonne ou je cherche encore ?

Du sel à l’eau.

L’eau, c’est liquide. 

Alors je fais une clepsydre.

J’ai les informations qu’il faut.

J’imagine que l’eau n’a pas changé en cinq mille ans.

Une eau liquide, un volume, une durée.

Enfin, je peux mesurer mes journées.

Onze heures de jour, dix heures trois quarts de nuit ? 

Le compte n’y est pas. Est-ce moi qui me trompe ?

Une fois, deux fois. 

Comment savoir ?

Je manque de sommeil.

Où va mon temps ?

 

Ce que peut faire le temps

 

Il n’est rien que n’altère le temps destructeur.

Proverbe latin ; Les proverbes et dictons latins (1757)

 

Le temps ferme les blessures.

Proverbe turc ; Les proverbes de la Turquie (1956)

 

Ce qu’on ne fait pas, le temps le fait.

Proverbe normand ; Les proverbes et dictons de la Normandie (1985)

 

Le temps est la médecine de la colère.

Proverbe allemand ; Le dictionnaire des proverbes et dictons allemands (1980)

 

Le temps fait changer, mûrir, oublier et mourir.

Proverbe provençal ; Le dictionnaire des proverbes provençaux (1823)

 

Avec de la peine et du temps, on vient à bout de tout.

Proverbe breton ; Les proverbes bretons traduits en français (1998)

 

Des feuilles du mûrier le temps fait du satin.

Proverbe chinois ; Le livre de la sagesse chinoise (1876)

 

Comme la rose enfin devient gratte-cul, et tout avec le temps, par le temps est vaincu.

Proverbe français ; Les proverbes et dictons de l’Anjou (1858)

 

Le temps fournira les moyens.

Proverbe français ; Le dictionnaire des proverbes et idiotismes français (1827)

 

Les dieux ont des obligations

 

Milan Husk s’était, dans un premier temps, satisfait de son rôle de bienfaiteur de l’humanité. Les États le remerciaient et des fan-clubs s’étaient organisés spontanément dans tout le monde temporalisé.

Il s’était même trouvé des illuminés pour imaginer une religion ayant pour objet de vénérer tout à la fois le milliardaire et le temps.

Seulement, les dieux ont des obligations envers ceux qui les adorent et Husk refusa d’apparaître lors des cultes de l’Église du Temps Retrouvé dont les adeptes, exaltés, lui semblaient dangereux.

Alors, Husk fit démanteler l’ETR et veilla à ce que le mouvement ne renaisse pas ailleurs.

Le Maître du Temps, échaudé par cette expérience de la religion, s’intéressa aux différentes croyances de son monde et comprit que les rituels de spiritualité collective permettaient à des groupes de se constituer et à des individus de se détourner de la gestion rentable et efficace de leur temps.

Les prières, les retraites, les journées chômées, les saints et les célébrations, tout cela lui apparut comme faisant concurrence à ses affaires.

Plusieurs des religions qu’il décida de faire surveiller proposaient des voies vers l’immortalité, qu’il s’agisse de celle de l’âme ou de celle du corps.

Bien sûr, aucune des théories proposées n’avait fait la preuve de sa réalité, mais leur simple existence comme croyance alternative lui posait problème.

La métempsycose, la vie éternelle, la réincarnation, la damnation et le salut représentaient autant d’extensions à une existence qu’il lui plaisait de concevoir comme finie.

Qui, en effet, spéculerait sur le temps tout en nourrissant l’espérance d’une vie vouée à se prolonger à jamais ?

Husk finit par faire la guerre à toute religion, demandant aux États membres de l’Alliance du Temps d’en interdire la pratique.

Les jours fériés n’existaient plus comme phénomène de masse, mais ne subsistaient que sous la forme de jours de congés distribués à tous les travailleurs qui les posaient à leur guise.

Les cérémonies marquant les grands moments de la vie, comme les naissances, les mariages, les décès, devinrent des événements civils et laïcs, courts et efficaces.

 

*

Ô temps, âpre boussole

imposant tes caprices

Aiguille qui, sans retour, 

Avance en t’octroyant le moindre bénéfice, 

Prends garde à tes atours 

 

Pas de bureau du temps perdu

 

Maintenant que je sais avec certitude, grâce à la clepsydre installée dans ma salle de bain, que quelque chose d’anormal se passe avec mon temps alloué, je me trouve à la fois apaisée et dévorée de curiosité.

Qui fait cela ?

J’ai bien ma petite idée.

Comment ?

Je m’en doute aussi.

Ce qui m’intéresse, c’est de savoir s’ils le font systématiquement et depuis quand.

Je voudrais aussi découvrir comment résister à ce vol.

Durant mes trente minutes d’archives, je multiplie les requêtes en ce sens, et je veille bien, toutefois, à ne pas exprimer trop clairement mon désir de révolte.

Je tape : « Où va le temps perdu ? » et je souris à l’idée qu’il existe un bureau du temps perdu où on pourrait aller réclamer celui qui nous fait défaut.

Au lieu de la liste habituelle de liens hypertextes, parfois inactifs, vers des ressources oubliées, je vois s’ouvrir en pop-up une fenêtre séparée qui se superpose à mon interface.

« Je suis repérée », me dis-je, tout en réalisant que cette idée ne m’effraie pas.

Quoi qu’il puisse m’arriver ensuite, ce sera forcément moins routinier que mon quotidien.

S’affichent les mots suivants : 

« Attention, vous allez quitter la navigation web-archive. Voulez-vous continuer ?
Oui/Non »

Je choisis « Oui ».

« Vous avez manifesté un intérêt marqué pour le temps et sa mesure. Savez-vous ce qu’est le Lifespan ? Oui/Non »

J’appuie sur « Non ».

« Voulez-vous en savoir plus ? Oui/Non »

Je clique sur « Oui ».

 

Ne pas perdre ce qui nous échappe

 

Perdre le temps c’est perdre plus que du sang, c’est mutiler son être.

Proverbe anglais ; Le dictionnaire des proverbes et dictons anglais (1980)

 

Le temps qu’on pourrait mieux employer est perdu.

Proverbe français ; Le recueil d’apophtegmes et axiomes (1855)

 

On perd beaucoup trop de temps à n’avoir pas le temps.

Proverbe français ; La fleur des proverbes français (1853)

 

Il n’est point de cordeau pour amarrer le temps.

Proverbe allemand ; Le recueil de proverbes allemands (1872)

 

Qui court après le temps perdu n’attrape que du vent.

Proverbe malien ; Les proverbes et adages du Mali (1998)

 

Le temps et les saisons n’attendent après personne.

Proverbe yiddish ; Les proverbes et sentences yiddishs (1876)

 

Perdre le temps c’est commettre un vrai suicide.

Proverbe anglais ; Le dictionnaire des proverbes et dictons anglais (1980)

 

Le temps se change en bien peu d’heures, tel rit le matin qui le soir pleure.

Proverbe français ; Les meilleurs proverbes français (1864)

 

Si tu aimes la vie ne prodigue pas le temps, c’est l’étoffe dont la vie est faite.

Proverbe américain ; Les proverbes et dictons américains (1876)

 

Improbable convergence

 

L’emprise de Milan Husk sur toute une partie de l’humanité a été, dans un premier temps, totale. Même ceux qui voyaient d’un mauvais œil l’allégeance à un milliardaire, jusque-là connu pour ses choix égoïstes, se réjouissaient que, pour une fois, il se souciât de la planète.

La gestion du temps comme contrepartie apparaissait dérisoire face aux dangers pesant sur la survie même de l’espèce humaine.

Une fois lancées les mesures destinées à freiner le réchauffement, à cesser l’émission de gaz à effet de serre, à réduire la pollution atmosphérique en général, à diminuer les déchets, à réguler le climat, etc., une paix relative gagna les esprits, petit à petit.

Désormais capables de prendre du recul, certains émirent quelques réticences.

Lorsque le Maître du Temps s’attaqua aux religions, le péril dictatorial se révéla plus clairement. Gérer le temps pouvait passer pour une obsession étrange. Régenter les croyances et les pensées, c’était déjà un cran plus haut dans le contrôle d’autrui.

C’est à ce moment-là que se structurèrent des oppositions.

D’abord, s’organisèrent les anciens adeptes des cultes interdits, dont certains s’enfermèrent dans la clandestinité, tandis que les autres préférèrent modifier les modalités de leurs rituels pour les rendre compatibles avec le nouvel ordre.

On vit alors fleurir des clubs de philosophie, d’horticulture, d’histoire ou de lecture qui obtinrent l’agrément des agences de contrôle.

Des scientifiques remettant en question les fondements mêmes de la Temporalisation créèrent des réseaux informels mêlant sciences de la nature et sciences de l’homme, pour enseigner l’esprit critique, les méthodes scientifiques, et encourager la recherche alternative.

Des citoyens, soucieux de liberté et d’une vie meilleure pour tous, se fixèrent pour but de préserver des archives et des espaces d’autonomie.

Enfin, des tenants de la Pluralité, inquiets de voir s’effacer toute autre lecture du monde que celle de Husk, œuvrèrent à diffuser d’autres modèles, moins linéaires, moins globalisés et capables de rendre compte de la complexité du temps : le temps séquentiel et le temps simultané, la possibilité de modifier le temps ou même de s’en abstraire grâce à l’art, à la méditation et à certaines substances.

De l’improbable convergence de ces différents courants de contestation naquit la dissidence organisée.

Actifs principalement sur l’ancien web, ses membres offraient à quiconque s’interrogeait le moyen de déchiffrer la dictature du temps et de rejoindre, à sa mesure, la résistance.

Husk persuadé de l’importance de son pouvoir les ignora longtemps, puis, une fois informé de leur existence, minimisa leur capacité d’agir.

 

*

Ô temps qui me console

Qui m’offre ses hospices

En suspendant son cours

Permettez que ce chant qu’en mes rêves j’esquisse

S’épanouisse au grand jour

 

En dehors des comportements autorisés

 

Mon cœur bat à toute allure quand je vois se dérouler sous mes yeux l’histoire du composant que je porte sous ma peau et qui sert à d’autres que moi.

Husk ?

Je m’étonne de le voir mentionné dans des archives aussi anciennes.

Certains termes apparaissent soulignés quand on les survole. J’active « Husk ».

Je peux lire des éléments de l’enquête sur sa longévité. 

« S’il semble impossible de retrouver des preuves et dangereux de chercher à localiser précisément la réserve de sérum, l’âge de Husk et son parfait état de conservation constituent des démonstrations frappantes de ce que nous avançons. »

Je n’aime pas l’idée que mon manque de temps soit le résultat du caprice d’un trop vieil enfant riche.

« Voulez-vous revenir à la page LIFESPAN ? Oui/Non »

Je dis oui. Je veux savoir.

Le temps passe et je risque d’être déconnectée d’une minute à l’autre.

J’apprends que les Lifespan n’ont pas beaucoup changé et que des interfaceurs sont encore disponibles.

Mais pas sur le marché du temps.

Il faut commander.

« Voulez-vous… ? Oui/Non »

Je choisis oui. Mais c’est combien ?

Rien ? Mais ça doit coûter de la monnaie et du temps de les fabriquer !

« Vous nous aiderez. »

J’écris mes réponses et je réalise que ce n’est pas un formulaire inerte qui les reçoit.

On me parle en direct.

« Qui êtes-vous ?

– Quelqu’un comme vous. »

L’interfaceur Lifespan est prometteur. Je saurai en temps réel quelles opérations sont effectuées, les dotations, les retraits…

« Souhaitez-vous avoir un aperçu des fonctionnalités ? Oui/Non »

J’accepte. 

« Indiquez votre numéro unique de citoyen·ne »

J’hésite. 

Ce n’est pas une donnée réellement confidentielle. Nous la donnons partout, aux commerçants, aux espaces de loisirs. 

Je suis déjà bien engagée en dehors des comportements autorisés.

Je le donne.

« Enchanté, Éléna, Voici la moyenne de votre dotation horaire pour le mois en cours : vingt-et-une heures par jour. Quand vous aurez votre interfaceur Lifespan, vous pourrez accéder au détail. Faites-nous signe à ce moment-là. Voici l’adresse. Gardez-la précieusement. »

 

Le temps retrouvé

 

Temps, lieux et gens, il faut apprendre.

Proverbe français ; Le recueil d’apophtegmes et axiomes (1855)

 

On a toujours du temps pour tout ce que l’on aime.

Proverbe français ; Le recueil d’apophtegmes et axiomes (1855)

 

Emploie le temps présent, sans trop compter sur l’avenir.

Proverbe hindou ; Le livre des proverbes des Hindouistes (1976)

 

Tout travail minutieux demande du temps.

Proverbe vietnamien ; Mille et un proverbes vietnamiens (2012)

 

Le temps est maître en tous les arts.

Proverbe espagnol ; Le dictionnaire des proverbes et idiotismes espagnols (1827)

 

Tous les Blancs ont une montre, mais ils n’ont jamais le temps.

Proverbe sénégalais ; Les proverbes et dictons sénégalais (1976)

 

Il y a un temps pour tout, un temps pour toute chose sous les cieux.

Proverbe de la Bible ; L’Ecclésiaste – IIe s. av. J.-C.

 

Il faut savoir dans la vie se donner du temps et de l’espace.

Proverbe suédois ; Le dictionnaire des proverbes suédois (1836)

 

Le temps est ce que tu en fais.

Proverbe vietnamien ; Les proverbes et adages du Viêt Nam (1956)

 

Tout vient à point

 

Pour le grand public, l’apparence physique inchangée de Milan Husk depuis des décennies, était due à ses moyens économiques.

Riche de monnaie et de temps, il devait avoir accès aux meilleurs professionnels de santé (médecins, dermatologues, nutritionnistes, etc.) qui le maintenaient en forme, identique à chacune de ses prises de parole.

Les résis-temps, eux, prêtaient foi à une autre explication et observaient l’homme attentivement.

Ils gardaient trace de chaque intervention du milliardaire et passaient en revue, au peigne fin, chaque mimique, chaque millimètre carré de peau visible, chaque inflexion de sa voix, en quête d’un signe, même minuscule, de vieillissement.

Un groupe était chargé, par ailleurs de vérifier les transferts de marchandises entre la forteresse de Husk et l’extérieur.

C’était ainsi qu’on avait conclu que la réserve du plus que probable sérum de longévité se trouvait dans le domicile même du Maître du temps.

L’homme avait presque cent trente-cinq ans d’après les documents archivés, mais seulement quatre-vingt-cinq suivant le nouveau système instauré par ses soins.

Seulement, il semblait avoir toujours cinquante ans, sans une ride et l’œil vif.

À l’occasion des vœux du Nouvel An deux mille cent six, l’allocution prononcée par Husk pour marquer la journée semi-fériée fut minutieusement examinée comme toutes les précédentes. 

Cette fois, ça y était, Husk vieillissait. Une ride d’expression était apparue dans le coin de ses lèvres et le muscle, au niveau du menton était plus flasque. Sa voix, analysée au spectrogramme se montra légèrement affaiblie.

Sans être spécialement malade, Husk était de retour dans le flux temporel ordinaire.

Le groupe d’observation contacta le réseau de surveillance des approvisionnements, qui confirma qu’une commande était bien enregistrée, puis effacée — mal effacée — vers une entreprise pharmaceutique de produits connus pour leurs propriétés anti-âge, limitées cependant : collagène, acide hyaluronique, rétinol.

On découvrit aussi qu’il avait tenté de contacter plusieurs laboratoires indépendants, partout dans le monde.

La conclusion était simple à formuler. Husk arrivait à court de son sérum miracle.

Il devait tenter d’économiser ses doses, le temps d’en faire fabriquer de nouveau.

Seulement, il y avait fort à parier que, du fait de ses propres précautions et restrictions, le savoir-faire avait disparu aussi bien que la formule.

Le Maître du Temps devenait vulnérable.

C’était le moment idéal pour l’approcher.

Le bon moment également pour rassembler la résistance, accélérer l’expérimentation sur les activités génératrices de temps subjectif, distribuer des interfaceurs et attaquer.

 

*

Ô temps, ré, mi, fa, sol

La, si et do qui glissent

Entraînant l’alentour

Dans un rythme et un chant qui créent des interstices

Et se comptent à rebours

 

Nuit 

 

Cette nuit, j’ai dormi 10 heures.

Presque la mi-temps du quota quotidien.

Dix heures non productives, du moins, pas directement.

Je n’en pouvais plus de courir, de cocher les items de ma liste perpétuelle, de faire tourner ma cage, toujours plus vite, toujours plus vite.

Alors j’ai pris la liberté de cette longue nuit et un peu de retard sur mon emploi du temps.

J’ai pris du temps de nuit. Et j’ai rêvé. 

Un rêve étrange qui m’a semblé durer des années.

Un rêve plus grand que la nuit qui l’abritait.

Et dans ce rêve, une mélodie ; troublante. Vertigineuse.

Une pulsation lente, régulière, apaisante.

Un battement de cœur, et noué tout autour, un ruban de pensées, une ronde sans but, une berceuse stimulante.

Cette berceuse, je l’ai en tête encore à mon réveil.

Je me sens en pleine forme.

Je la fredonne, sans y penser.

Elle n’a rien de commun avec les chants que l’on nous vend : musique pour travailler, pour s’apaiser, pour faire la fête, musique pour se concentrer et même pour faire l’amour.

Cette musique-là est différente.

Son rythme trébuche régulièrement, un petit saut de rien du tout.

Ma clepsydre de dix heures termine de se vider sous mes yeux.

Je regarde le temps écoulé sur mon interfaceur Lifespan.

Le bracelet bon marché me présente un affichage flou.

J’allume une lampe pour mieux voir et je n’en crois pas mes yeux.

Je lis : six heures utilisées.

Excédent : quatre heures.

 

 



Ketty Steward is a French science fiction writer and poet, born in Martinique in 1976. She is the author of over eighty short stories, three novels and two poetry collections, as well as the radio play Eugénie Grandit. Her novel L’Évangile selon Myriam (Mnemos, 2021) received the 2022 Prix Rosny-Aîné. You can find out more on her website, or on Twitter.